7
Le comte de Northampton avait été appelé de Bretagne pour être l’un des conseillers du prince de Galles. Celui-ci n’avait que seize ans et pourtant John Armstrong considérait que le jeune homme était aussi vaillant qu’un homme fait.
— Il n’y a rien à redire sur le jeune Edouard, confia-t-il à Thomas. Il connaît les armes. Tête dure, peut-être, mais brave.
C’était un grand compliment, dans l’esprit de John Armstrong, homme d’armes de quarante ans qui commandait les archers du comte. Il faisait partie de ces hommes du commun, durs à la tâche, que le comte aimait tant. Armstrong, à l’instar de Skeat, venait du nord de l’Angleterre. On disait de lui qu’il avait commencé à combattre les Écossais dès son sevrage. Son arme personnelle était un cimeterre, une épée courbe avec une lame aussi large que celle d’une hache, mais il pouvait aussi tirer à l’arc comme le meilleur de ses archers. Il avait également sous ses ordres trois groupes de vingt hobelars, des cavaliers légers montés sur des poneys à long poil et armés de lances.
— Ils n’ont pas grande allure, dit-il pendant que Thomas regardait les petits cavaliers qui avaient des cheveux longs et des jambes arquées, mais ils sont d’une rare efficacité dans les patrouilles de reconnaissance. On a envoyé des essaims de ces coquins-là dans les collines écossaises à la recherche de l’ennemi. Sans eux, on serait morts.
Armstrong s’était trouvé à La Roche-Derrien et se souvenait de la façon dont Thomas avait tourné la difficulté en passant par la rivière. C’est pourquoi il l’accepta facilement. Il lui donna un hoqueton capitonné, débarrassé de ses poux, qui pouvait le protéger des coups d’épée superficiels, et un court surcot appelé jupon, qui portait les lions et les étoiles du comte sur la poitrine et la croix de saint Georges sur la manche droite. Hoqueton et jupon, de même que les braies et le sac de flèches qui complétaient l’équipement de Thomas, avaient appartenu à un archer mort de la fièvre peu après son arrivée en Normandie.
— Tu te trouveras quelque chose de mieux à Caen, si toutefois nous y entrons, lui dit Armstrong.
On donna à Thomas une jument grise ensellée qui avait la bouche dure et une démarche maladroite. Il fit boire la bête, la frotta de haut en bas avec de la paille puis partagea des harengs rouges et des haricots secs avec les hommes d’Armstrong. Ayant découvert un cours d’eau, il lava sa chevelure qu’il assembla en une natte nouée au moyen d’une corde d’arc. Ensuite, il emprunta un rasoir et se rasa, puis ramena les mèches folles dans la natte afin que personne ne puisse y trouver à redire. Il lui parut étrange de passer la nuit dans un campement de soldats et de dormir sans Jeannette. Il éprouvait toujours de l’amertume à son sujet et, lorsqu’il se réveilla dans le cœur ténébreux de la nuit, cette amertume forma dans son âme comme une pointe de fer. Quand les archers entamèrent leur marche, il se sentit seul, frileux et privé d’affection. Il pensait à Jeannette dans la tente du prince et se souvenait de la jalousie qu’il avait éprouvée à Rennes lorsqu’elle s’était rendue à la citadelle pour rencontrer le duc Charles. Elle était semblable à un papillon qui vole vers la flamme la plus brillante. Elle s’était brûlé les ailes une fois, mais la flamme continuait de l’attirer.
L’armée avançait sur Caen en trois corps de bataille, chacun comprenant environ quatre mille hommes. Le roi commandait le premier, le prince de Galles le deuxième, tandis que le troisième se trouvait sous les ordres de l’évêque de Durham, qui préférait de beaucoup le massacre aux sanctifications. Le prince avait quitté le camp de bonne heure afin de placer son cheval sur le bord de la route, ce qui lui permettait de regarder ses hommes passer dans l’aube estivale. Il portait une armure noire, avec une crinière de lion sur son heaume, et était escorté de prêtres et de cinquante chevaliers. En approchant, Thomas vit Jeannette parmi ces cavaliers au blason vert et blanc. Elle portait les mêmes couleurs, une robe en étoffe vert pâle avec des poignets et des bords blancs, ainsi qu’un corsage blanc. Elle était montée sur un palefroi qui avait un mors en argent, des rubans vert et blanc noués dans sa crinière et une couverture de selle sur laquelle étaient brodés les lions d’Angleterre. Ses cheveux avaient été lavés, peignés, coiffés et décorés de bleuets. En approchant, Thomas vit à quel point elle était ravissante. Son visage était éclairé d’un bonheur radieux et ses yeux brillaient. Elle était à côté du prince, un pas en arrière. Thomas remarqua que le jeune homme se tournait souvent pour lui parler. Les archers qui étaient devant Thomas ôtaient leurs casques ou leurs bonnets pour saluer le prince dont les regards allaient de Jeannette aux soldats et qui parfois faisait un signe de tête ou interpellait un chevalier qu’il connaissait. Thomas, sur un cheval si petit que ses longues jambes traînaient presque par terre, leva une main pour faire signe à Jeannette. Elle regarda son visage souriant, puis se détourna d’un air indifférent pour parler au prêtre qui, à l’évidence, était le chapelain du prince. Thomas laissa retomber sa main.
— Quand tu es un prince, tu as la crème, pas vrai ? dit le voisin de Thomas. Nous avons les poux et lui, il a ça.
Thomas ne répondit pas. L’attitude de Jeannette le laissait en plein embarras. Ces dernières semaines avaient-elles été un rêve ? Il se tourna sur sa selle pour la regarder encore et vit qu’elle riait à quelque commentaire du prince. Tu es un imbécile, se dit-il à lui-même, rien qu’un imbécile, et il se demanda pourquoi il se sentait blessé à ce point. Jeannette ne lui avait jamais déclaré son amour et cependant son abandon lui faisait mal comme une morsure de serpent. La route descendait dans un creux où poussait une épaisse végétation de sycomores et de frênes. Thomas se retourna une nouvelle fois, mais il ne pouvait plus voir Jeannette.
— Il y aura plein de femmes à Caen, dit un archer avec satisfaction.
— Si toutefois nous y entrons, commenta un autre en se servant des mots qu’on employait chaque fois que la ville était mentionnée.
La nuit précédente, Thomas avait écouté les conversations autour du feu de camp. Elles portaient toutes sur Caen. Il en retint que c’était une ville énorme, l’une des plus grandes de France, et qu’elle était protégée par un château massif et une haute muraille. Il semblait que les Français aient adopté une stratégie qui consistait à se replier dans de semblables citadelles plutôt que d’affronter les archers anglais en terrain découvert. Les archers, eux, craignaient de se trouver immobilisés devant les murs de Caen durant des semaines. On ne pouvait négliger cette ville, car sa garnison importante était susceptible de menacer les lignes d’approvisionnement anglaises. Il fallait donc que Caen tombe et personne ne pensait que ce serait facile, même si certains pensaient que les nouvelles bombardes que le roi avait transportées en France allaient abattre les remparts de la ville aussi facilement que les trompettes de Josué avaient détruit les murs de Jéricho.
Le roi lui-même devait être sceptique sur la puissance des bombardes puisqu’il avait décidé de pousser la ville à se rendre en l’intimidant par le simple déploiement de son armée. Les trois corps de bataille avançaient vers l’est sur toute route, piste ou prairie qui permettait le passage, mais une heure ou deux après l’aube les hommes d’armes qui faisaient office de maréchaux se mirent à arrêter divers contingents. Des cavaliers en sueur galopaient le long des troupes, leur criant de former une ligne. Thomas, en se battant avec sa jument rétive, comprit que l’armée tout entière se disposait en un immense croissant. En face, il y avait une colline basse et derrière elle un voile brumeux qui trahissait les milliers de feux des foyers de la ville. Lorsque le signal serait donné, tout le croissant d’hommes en cottes de mailles s’avancerait sur le sommet de la colline, si bien que les défenseurs, au lieu d’apercevoir quelques éclaireurs anglais sortant des bois, auraient devant eux un ost immense. Pour que l’armée paraisse deux fois plus importante, les maréchaux poussaient en criant tous ceux qui accompagnaient l’armée au sein de la ligne courbe. Cuisiniers, clercs, femmes, maçons, maréchaux-ferrants, charpentiers, marmitons, quiconque pouvait marcher était ajouté au croissant. Au-dessus de cette masse humaine, une mer de drapeaux aux couleurs vives était élevée. C’était une matinée chaude. Sous le cuir et la maille, les hommes et les chevaux étaient en sueur. Le vent soulevait la poussière. Le comte de Warwick, maréchal de l’ost, le visage rouge, parcourait le croissant en jurant, mais peu à peu l’encombrant dispositif se mit en place à sa satisfaction.
— Lorsque les trompettes sonneront, cria un chevalier aux hommes d’Armstrong, avancez jusqu’au sommet de la colline. Quand les trompettes sonneront, pas avant !
Lorsque les trompettes lancèrent leur défi vers le ciel d’été, l’armée anglaise parut rassembler vingt mille hommes. Pour les défenseurs de Caen, ce fut un cauchemar.
Un instant auparavant, l’horizon était vide, même si le ciel était depuis longtemps blanchi par la poussière que soulevaient les sabots et les bottes, et puis brusquement apparaissait une armée, une horde, un essaim d’hommes dont l’armement scintillait au soleil et que surmontait une forêt de lances et d’étendards. Tout l’est et le nord de la ville était encerclé d’hommes qui, lorsqu’ils virent Caen, poussèrent un grand rugissement incohérent. Devant eux, il y avait du butin, une riche cité qui attendait d’être prise.
C’était une ville belle et célèbre, plus grande encore que Londres. Caen était bien l’une des plus grandes villes de France. Guillaume le Conquérant l’avait dotée de toutes les richesses qu’il avait volées en Angleterre, et cela se voyait encore. À l’intérieur des murs, les clochers et les tours se serraient les uns contres les autres comme les lances et les étendards de l’armée d’Edouard, et aux deux extrémités de la ville se dressait une vaste abbaye. Le château était situé au nord. À ses remparts, comme à ceux de pierre claire de la ville, pendaient des bannières de guerre. Le rugissement anglais fut accueilli par une acclamation de défi des défenseurs qui se pressaient aux créneaux. Cela faisait beaucoup d’arbalètes, pensa Thomas, qui se souvenait des lourds carreaux qui vrombissaient depuis les embrasures de La Roche-Derrien. La cité s’était étendue au-delà de ses murs, mais au lieu de placer les nouvelles maisons contre les remparts, comme le faisaient la plupart des villes, elles avaient été construites sur une île basse qui s’étendait au sud de la vieille ville. Formée par un enchevêtrement d’affluents qui se jetaient dans les deux rivières principales passant près de la ville, l’île ne possédait pas de murs puisqu’elle était protégée par les cours d’eau. Et elle avait bien besoin de cette protection car, même depuis le sommet de la colline, Thomas pouvait constater que c’était dans l’île que se trouvait la richesse de Caen. À l’intérieur de ses hauts murs, la vieille ville était certainement un labyrinthe de rues étroites passant entre des maisons exiguës, tandis que l’île était remplie de grandes demeures, de hautes églises et de vastes jardins. Mais bien que ce fut apparemment la partie la plus riche de la ville, elle ne semblait pas défendue. Nulle troupe n’y était visible. Tous les soldats étaient regroupés sur les remparts de la vieille ville. Les bateaux de la ville étaient amarrés sur la berge de l’île, en face du mur, et Thomas se demanda s’il y en avait qui appartenaient à messire Guillaume d’Evecque.
Le comte de Northampton, quittant l’entourage du prince, rejoignit John Armstrong à la tête de ses archers et désigna les murs de la ville.
— Quelle place forte ! dit le comte chaleureusement.
— Formidable, monseigneur, grogna Armstrong.
— L’île porte ton nom, dit le comte d’un ton désinvolte.
— Mon nom ? demanda Armstrong soupçonneux.
— C’est l’île Saint-Jean, dit le comte.
Puis il désigna la plus proche des deux abbayes, un grand monastère entouré de ses propres remparts qui rejoignaient ceux de la ville.
— L’abbaye aux Hommes, dit le comte. Sais-tu ce qui est arrivé quand on y a enterré Guillaume le Conquérant ? Ils l’ont laissé trop longtemps dans l’abbaye et lorsque le moment est venu de le mettre dans son tombeau, il était enflé et pourri. Son corps empuantissait tout et on pense que la puanteur a chassé toute la congrégation de l’abbaye.
— Vengeance du ciel, monseigneur, dit Armstrong d’un air stoïque.
Le comte lui jeta un regard inquisiteur.
— Peut-être, dit-il d’un air incertain.
— On n’aime pas Guillaume dans les régions du Nord, dit Armstrong.
— C’était il y a longtemps, John.
— Pas assez longtemps pour que je n’aille pas cracher sur sa tombe, déclara Armstrong. C’était peut-être notre roi, monseigneur, mais il n’était pas anglais.
— Oui, je suppose qu’il ne l’était pas, admit le comte.
— C’est le moment de la revanche, dit Armstrong suffisamment fort pour que les premiers archers l’entendent. Nous allons le prendre, nous allons prendre sa ville et nous allons prendre aussi ses femmes !
Les archers l’acclamèrent. Mais Thomas ne voyait pas comment l’armée pourrait prendre Caen. Les murs étaient immenses et bien défendus par des tours, et les remparts étaient remplis de défenseurs qui paraissaient aussi confiants que les assaillants. Il chercha la bannière avec trois faucons d’or sur champ d’azur, mais il y avait tant de fanions et le vent les agitait si vivement qu’il ne put distinguer les armes de messire Guillaume d’Evecque parmi les pièces de tissu aux couleurs chatoyantes qui battaient sous les créneaux.
— Et toi, Thomas, qu’est-ce que tu es, anglais ou normand ? demanda en français le comte qui était venu chevaucher aux côtés de Thomas.
Sa monture était un grand destrier, ce qui faisait que, bien qu’il fût beaucoup plus petit que Thomas, il le dominait.
— Anglais, monseigneur, eu égard à mon postérieur douloureux.
Cela faisait si longtemps qu’il n’était pas monté à cheval qu’il avait les cuisses à vif.
— Nous sommes tous des Anglais à présent, n’est-ce pas ? remarqua le comte qui paraissait légèrement surpris.
— Aimeriez-vous être autre chose ? demanda Thomas en jetant un regard circulaire sur les archers. Pour rien au monde, monseigneur, je ne voudrais avoir à les affronter.
— Moi non plus, et je t’ai épargné un affrontement avec sir Simon. Ou plutôt j’ai épargné ta misérable vie. Je lui ai parlé, hier soir. On ne peut pas dire qu’il ait été vraiment désireux de t’éviter le nœud coulant, et je ne l’en blâme pas…
Le comte chassa un taon.
— Mais finalement sa cupidité l’a emporté sur la haine qu’il te voue. Tu m’as coûté ma part sur les deux bateaux de la comtesse, jeune Thomas. Un bateau pour l’écuyer et l’autre pour le trou que tu lui as fait dans la jambe.
— Je vous remercie, monseigneur, dit avec émotion Thomas qui se sentait envahi par un grand soulagement, je vous remercie.
— Ainsi tu es un homme libre. Sir Simon m’a serré la main pour sceller l’accord, un clerc l’a enregistré et un prêtre en a été témoin. Et maintenant, au nom du ciel, abstiens-toi de tuer un autre de ses hommes.
— Je ne le ferai pas, promit Thomas.
— Et tu es en dette envers moi.
— Je le sais, monseigneur.
Le comte eut un geste vague suggérant qu’il était peu probable que Thomas pût jamais rembourser pareille créance, puis il lui jeta un regard inquisiteur.
— À propos de la comtesse, continua-t-il, tu ne m’as jamais dit que c’était toi qui l’avais emmenée au nord.
— Ça ne me paraissait pas très important, monseigneur.
— Hier soir, continua le comte, après avoir affronté Jekyll pour toi, j’ai rencontré la comtesse dans les quartiers du prince. Elle prétend que tu t’es montré parfaitement chevaleresque, que tu l’as traitée avec discrétion et respect. Est-ce bien vrai ?
— Si elle le dit, monseigneur, c’est que ça doit être vrai, répondit Thomas en rougissant.
Le comte se mit à rire avant d’éperonner son destrier.
— J’ai racheté ton âme, dit-il chaleureusement, alors bats-toi bien pour moi !
Et il tourna bride pour rejoindre ses hommes d’armes.
— Il est parfait, notre Billy, dit un archer en désignant le comte, il est bien.
— Si seulement ils étaient tous comme lui, convint Thomas.
— Comment en es-tu venu à parler français ? demanda l’archer d’un air soupçonneux.
— Ça m’est venu en Bretagne, répondit Thomas en restant dans le vague.
L’avant-garde avait atteint l’espace dégagé devant les murs. Un carreau vint se planter dans l’herbe en guise d’avertissement. Ceux qui accompagnaient l’armée et qui avaient servi à donner l’illusion d’une force gigantesque étaient à présent occupés à planter des tentes sur les collines au nord de la ville, tandis que les combattants se répandaient dans la plaine autour de la cité. Les maréchaux galopaient d’une unité à l’autre en criant que les hommes du prince devaient aller directement devant les murs de l’abbaye aux Dames, à l’autre bout de la ville. Il était encore tôt, c’était à peu près le milieu de la matinée et le vent apportait les odeurs de cuisine des foyers de Caen aux hommes du comte qui passaient devant des fermes désertées. Le château s’élevait au-dessus d’eux.
Ils se dirigèrent vers l’extrémité ouest de la ville. Le prince de Galles, monté sur un grand cheval noir et suivi par un porte-étendard ainsi que par une troupe d’hommes d’armes, galopait vers le couvent qui, situé hors les murs, avait été abandonné. Il y résiderait pendant la durée du siège. Thomas, mettant pied à terre là où devait être le campement des hommes d’Armstrong, aperçut Jeannette qui suivait le prince. « Comme une petite chienne », pensa-t-il avec amertume. Puis il se reprocha sa jalousie. Pourquoi être jaloux d’un prince ? Autant en vouloir au soleil ou insulter l’océan. Il existe d’autres femmes, se dit-il en conduisant son cheval vers l’une des pâtures de l’abbaye.
Un groupe d’archers explorait les bâtiments vides situés à proximité du couvent. Pour la plupart, il s’agissait de petites maisons, mais l’une d’elles avait abrité l’atelier d’un charpentier et était pleine de copeaux et de sciure. Un peu plus loin se trouvait une tannerie, qui sentait encore l’urine, la chaux et le fumier utilisés pour traiter le cuir. Après la tannerie, il n’y avait plus rien qu’une étendue de chardons et d’orties qui allait jusqu’au mur de la ville. Thomas s’aperçut que des archers s’aventuraient parmi les herbes folles pour aller observer les remparts. La journée était si chaude que l’air paraissait trembler devant les murs. Un petit vent du nord poussait quelques nuages en altitude et faisait osciller les hautes herbes qui poussaient dans le fossé, au pied des contreforts. Il y avait désormais une centaine d’archers sur ce vaste terrain en friche et certains se trouvaient à portée d’arbalète, pourtant les Français ne les prenaient pas pour cible. Un groupe d’archers tenaient des haches dans l’intention de couper du bois mais une curiosité morbide les avait attirés du côté des remparts plutôt que vers la forêt. Thomas les suivit, désireux de découvrir par lui-même les horreurs que devraient affronter les assaillants. Un bruit grinçant d’essieux non graissés le fit se retourner. Deux chars de ferme étaient tirés vers l’abbaye. Tous deux transportaient des bombardes, de grosses choses ventrues avec une gueule béante. Il se demanda si ces instruments magiques pourraient faire un trou dans les remparts, mais même s’ils y parvenaient, il faudrait toujours se battre pour pénétrer dans la brèche. Il fit un signe de croix. Peut-être trouverait-il une femme à l’intérieur de la ville ? Il possédait presque tout ce dont un homme avait besoin. Il avait un cheval, une jaquette, un arc et un sac de flèches. Il ne lui manquait qu’une femme.
Et cependant il ne voyait pas comment une armée, fut-elle deux fois plus grande, pourrait franchir les grands murs de Caen. Ils s’élevaient au-dessus de leur fossé boueux comme des falaises et tous les cinquante pas il y avait un bastion à toit conique qui permettrait aux arbalétriers de la garnison d’envoyer leurs traits dans les flancs des assaillants. Ce serait un carnage, se dit Thomas, bien pire que ce qui s’était passé chaque fois que le duc de Northampton avait donné l’assaut au mur sud de La Roche-Derrien.
De plus en plus d’archers s’avançaient sur le terrain en friche pour contempler la ville. La plupart se trouvaient à portée d’arbalète, mais les Français continuaient à les ignorer. Les défenseurs se mirent à retirer les bannières qui pendaient aux créneaux. Thomas chercha les trois faucons de messire Guillaume mais ne les vit pas. Les bannières étaient décorées de croix et de figures de saints. L’une d’elles arborait les clés du paradis, une autre le lion de saint Marc, une troisième un ange ailé qui pourfendait les troupes anglaises avec une épée de flamme. Celle-là disparut.
— Que diable sont-ils en train de faire, ces cornards ? demanda un archer.
— Les cornards s’enfuient ! dit un autre.
Il observait le pont de pierre qui conduisait de la vieille ville à l’île Saint-Jean. Le pont était encombré de soldats, certains à cheval, la plupart à pied, et tous sortaient de la ville fortifiée pour aller vers les grandes maisons, les églises et les jardins de l’île. Thomas fit quelques pas pour mieux voir. Il vit apparaître des arbalétriers et des hommes d’armes entre les maisons.
— Ils s’apprêtent à défendre l’île, dit-il à la cantonade.
À présent, on poussait des charrettes sur le pont. Il aperçut des femmes et des enfants que des soldats poussaient à aller plus vite.
D’autres défenseurs traversèrent le pont et d’autres bannières disparurent des murs, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que quelques-unes. Les drapeaux des grands seigneurs continuaient à flotter en haut des tours du château et des bannières pieuses pendaient encore aux remparts, mais les murs étaient presque nus et un millier d’archers du prince de Galles les regardaient. Ils auraient dû être en train de couper du bois, de construire des abris ou de creuser des latrines, mais ils commençaient à soupçonner que les Français n’avaient pas l’intention de défendre à la fois la ville et l’île mais seulement l’île. Ce qui signifiait que la cité était abandonnée. Cela parut tellement improbable que personne n’osa même en parler. Ils se contentaient de regarder les habitants et les défenseurs se presser sur le pont de pierre. Et puis, alors que l’on retirait la dernière bannière des remparts, quelqu’un s’avança vers la porte la plus proche.
Personne n’avait donné d’ordre. Ni prince, ni comte, ni sergent, ni chevalier n’avait commandé aux archers d’avancer. Ils avaient simplement décidé par eux-mêmes de s’approcher de la ville. La plupart portaient la livrée vert et blanc du prince, mais un bon nombre, comme Thomas, avaient les étoiles et les lions du comte de Northampton. Thomas s’attendait à ce que les arbalétriers apparaissent et accueillent l’avancée étirée des archers par une terrible volée de carreaux. Mais les créneaux demeurèrent vides et cela enhardit les archers qui voyaient d’ailleurs les oiseaux se poser sur les merlons, signe certain que les défenseurs avaient abandonné les murs. Les hommes munis de haches coururent à la porte et se mirent à l’attaquer. Aucun trait d’arbalète ne partit des bastions qui la flanquaient. La grande cité fortifiée de Guillaume le Conquérant avait été laissée sans défense.
Les assaillants brisèrent les garnitures de fer, levèrent la barre et, ouvrant complètement la grande porte, découvrirent une rue vide. Une charrette à bras avec une roue brisée avait été abandonnée sur le pavé, mais aucun Français n’était visible. Les archers restèrent interdits un instant, n’en croyant pas leurs yeux, puis les premiers cris fusèrent : « Au butin ! Au butin ! » La première pensée était pour le pillage. Les hommes se précipitèrent avidement dans les maisons mais n’y trouvèrent que des chaises, des tables et des coffres. Tout ce qui avait de la valeur ainsi que toutes les personnes vivantes se trouvaient désormais sur l’île.
D’autres archers pénétrèrent dans la ville. Quelques-uns montèrent sur l’esplanade qui entourait le château et là, deux d’entre eux moururent, atteints par des traits d’arbalète tirés depuis la forteresse. Mais le reste se répandit dans la ville sans habitants et ainsi, il y eut de plus en plus d’hommes pour s’avancer vers le pont qui enjambait la rivière Odon et menait à l’île Saint-Jean. À l’extrémité sud du pont, à l’endroit où il atteignait l’île, se trouvait une barbacane hérissée d’arbalètes, mais les Français, ne voulant pas que les Anglais s’approchent trop près de la barbacane, avaient hâtivement élevé une barricade sur le côté nord du pont au moyen de chariots et de meubles. Elle était défendue par une vingtaine d’hommes d’armes soutenus par autant d’arbalétriers. Il existait un autre pont à l’autre extrémité de l’île, mais les archers en ignoraient l’existence. Il était d’ailleurs éloigné et le pont barricadé constituait le chemin le plus rapide vers les richesses de l’ennemi.
Les premières flèches à empennes blanches se mirent à voler. Puis on entendit le bruit plus fort des arbalètes et le claquement des carreaux contre les pierres de l’église située à côté du pont. Les premiers hommes moururent.
Aucun ordre n’avait été donné. Il n’y avait encore dans la ville qu’une masse d’archers aussi stupides que des loups qui ont reniflé l’odeur du sang. Ils déversèrent une pluie de flèches sur la barricade, obligeant les défenseurs à s’accroupir derrière les chariots renversés, puis un premier groupe d’Anglais poussa un cri et chargea avec des épées, des haches et des lances. D’autres hommes suivirent pendant que la première vague tentait d’escalader l’empilement de meubles. Les arbalètes claquèrent du haut de la barbacane et les lourds carreaux frappèrent les assaillants. Les hommes d’armes français se redressèrent pour repousser les survivants et les épées se heurtèrent aux haches. Comme le sang s’étalait sur les approches du pont, l’un des archers glissa et fut piétiné par ses camarades qui montaient à l’assaut. Les Anglais braillaient, les Français hurlaient, une trompette sonnait sur la barbacane et toutes les églises de l’île donnaient l’alarme.
Thomas, ne possédant pas d’épée, se tenait sous le porche d’une église toute proche du pont et de là il tirait sur la barbacane. Mais sa cible était voilée parce que du chaume brûlait dans la vieille cité et que la fumée se répandait sur la rivière comme un nuage bas.
Les Français disposaient de tous les avantages. Leurs arbalétriers pouvaient tirer depuis la barbacane ou abrités derrière la barricade et, pour les attaquer, les Anglais devaient s’engager dans les approches étroites du pont, lesquelles étaient jonchées de corps ensanglantés et de carreaux d’arbalète. Qui plus est, des arbalétriers s’étaient postés dans la ligne de bateaux au mouillage le long de la berge, immobilisés à cet endroit par la marée descendante. De là, les défenseurs, abrités derrière le bois épais des plats-bords, pouvaient tirer sur tout archer assez fou pour se montrer sur cette partie des remparts de la ville que ne couvrait pas la fumée. De plus en plus d’arbalétriers se rendaient sur le pont, au point que les carreaux volaient au-dessus de la rivière comme une nuée d’étourneaux.
Une nouvelle charge d’archers s’engouffra en criant dans l’étroite rue menant à la barricade. Ils ne combattaient pas avec leurs arcs mais portaient des haches, des épées, des serpes et des lances. C’étaient principalement les hobelars qui tenaient les lances. Beaucoup d’entre eux étaient gallois et ils poussaient un cri aigu en courant aux côtés des archers. Quelques-uns de ces nouveaux assaillants tombèrent, atteints par des carreaux, mais les survivants escaladèrent la barricade qui, à ce moment, était défendue par au moins trente hommes d’armes et autant d’arbalétriers. Thomas courut pour prendre le sac de flèches d’un mort. Les attaquants s’entassant sur la barricade hérissée de flèches, ils disposaient de peu de place pour brandir leur hache, leur épée ou leur lance. Les hommes d’armes français perçaient avec leurs lances, fendaient avec leurs épées et écrasaient avec leurs masses d’armes. Quand la première vague d’archers eut péri, une autre vague fut poussée vers les armes ennemies et pendant tout ce temps les carreaux d’arbalète fusèrent depuis la tour crénelée de la barbacane et les bateaux ancrés dans la rivière. Thomas vit un homme revenir du pont avec un carreau enfoncé dans son casque. Du sang coulait sur son visage. Il produisit un étrange miaulement avant de tomber à genoux puis de s’affaler lentement sur la route où il fut piétiné par une nouvelle vague d’assaillants. Quelques archers anglais parvinrent à atteindre le toit de l’église et, de là, ils tuèrent une demi-douzaine de défenseurs de la barricade avant que les arbalétriers ne les délogent avec quelques volées de carreaux. À présent, les abords du pont étaient encombrés de corps. Il y avait tant de cadavres qu’ils gênaient les charges anglaises. Cinq ou six hommes entreprirent de jeter les corps par-dessus le parapet. Un grand archer, armé d’une hache à long manche, parvint à atteindre le haut de la barricade et de là il se mit à tailler tant et plus, frappant un Français dont le heaume était orné d’un ruban. Mais il fut atteint par deux carreaux, se plia en deux, laissa tomber sa hache et s’agrippa le ventre. Les Français le tirèrent de leur côté, trois hommes le frappèrent de leurs épées et ensuite ils se servirent de sa propre hache pour lui couper la tête, qu’ils placèrent au bout d’une pique et agitèrent au-dessus de la barricade pour narguer leurs agresseurs.
Un homme d’armes à cheval, portant les armes du comte de Warwick – un ours et un bâton –, cria aux archers de se replier. Le comte lui-même se trouvait dans la ville, envoyé par le roi pour retirer les archers de ce combat inégal, mais ceux-ci ne voulaient rien entendre. Les Français se moquaient d’eux, les tuaient mais malgré cela les archers voulaient briser les défenses du pont et se jeter sur les richesses de Caen. Aussi, d’autres hommes, ivres de sang, chargèrent-ils la barricade, en si grand nombre qu’ils remplissaient la rue lorsque les carreaux se mirent à descendre du ciel enfumé. Les assaillants qui se trouvaient derrière poussèrent les premiers vers l’avant et ceux qui se trouvaient devant moururent sur les lances et les épées des Français.
Ceux-ci étaient vainqueurs. Leurs carreaux frappaient la cohue et ceux qui se trouvaient devant commencèrent à refluer pour tenter d’échapper au massacre, tandis que ceux qui étaient derrière continuaient à pousser vers l’avant. Ceux du milieu, menacés d’écrasement, firent une ouverture dans une épaisse palissade et quittèrent par là les approches du pont en se répandant sur une étroite bande de terre qui séparait la rivière des murs de la ville. Beaucoup d’autres les suivirent.
Thomas, toujours embusqué sous le porche de l’église, envoya un peu au hasard une flèche en direction de la barbacane, mais la fumée de plus en plus épaisse formait comme un brouillard et il apercevait à peine sa cible. Il vit les hommes s’écouler depuis le pont sur l’étroite berge mais ne les suivit pas car il lui semblait que ce n’était là qu’une façon de se suicider. Ils étaient piégés entre les hauts murs et la rivière bouillonnante, alors que sur l’autre berge s’alignaient les bateaux d’où les arbalétriers envoyaient leurs carreaux sur ces cibles nouvelles et tentantes.
Le déversement d’hommes sur la berge rouvrit la voie de la barricade et de nouveaux arrivants, qui n’avaient pas fait l’expérience du carnage des premières attaques, prirent la relève. Un hobelar parvint à grimper sur un chariot renversé et se servit de sa courte lance. Des carreaux étaient fichés dans sa poitrine mais il hurlait et frappait et il continua même à le faire quand un homme d’armes français lui ouvrit le ventre. Ses boyaux se répandirent mais il trouva moyen de lever sa lance et de frapper une dernière fois avant de tomber du côté des défenseurs. Une demi-douzaine d’archers essayaient de démanteler la barricade pendant que d’autres jetaient les morts du haut du pont pour libérer le passage. Ils jetèrent aussi au moins un blessé qui poussa un cri en tombant.
— En arrière ! Coquins, en arrière !
Le comte de Warwick était venu dans ce chaos et frappait les hommes avec son bâton de maréchal. Sa trompette sonnait les quatre notes descendantes de la retraite tandis qu’un trompette français donnait le signal de l’attaque, un vif couplet de notes ascendantes qui fouettait le sang. Les Anglais et les Gallois obéissaient au trompette français plutôt qu’à l’anglais. Par centaines, les hommes affluaient dans la vieille ville, évitant les sergents du comte de Warwick et se rapprochant du pont où, incapables de franchir la barricade, ils rejoignaient ceux qui étaient descendus sur la berge, d’où ils tiraient leurs flèches sur les arbalétriers des bateaux. Les hommes du comte de Warwick se mirent à détourner les archers de la rue qui menait au pont, mais quand ils en retenaient un, deux autres se faufilaient.
Une foule d’hommes du peuple, certains armés de simples bâtons, attendaient sous la barbacane, ce qui promettait un autre combat si la barricade était enlevée. Une folie s’était emparée de l’armée anglaise, celle d’attaquer un pont trop bien défendu. Des hommes allaient à la mort en criant et d’autres encore plus nombreux les suivaient. Le comte de Warwick leur criait de faire retraite mais ils restaient sourds à ses admonestations. Puis une grande exclamation de défi monta de la berge. Thomas, quittant le porche, vit que des groupes d’hommes essayaient de traverser l’Odon. Et ils y parvenaient. L’été avait été sec, la rivière était basse et la marée descendante la rendait encore plus basse, si bien que dans sa plus grande profondeur l’eau ne montait que jusqu’à la poitrine. Beaucoup d’hommes plongeaient dans la rivière. Thomas, évitant deux sergents du comte, sauta par-dessus les restes de la palissade et se laissa glisser sur la berge qui était parsemée de carreaux fichés en terre. L’endroit puait l’excrément car c’était là que les habitants venaient vider leurs vases de nuit. Une dizaine de hobelars gallois entrèrent dans l’eau. Thomas les suivit, levant son arc bien au-dessus de sa tête afin de maintenir la corde au sec. Les arbalétriers devaient se dresser au-dessus de leur abri pour tirer sur les assaillants et une fois debout ils constituaient des cibles faciles pour les archers qui étaient restés sur l’autre berge.
Le courant était fort, Thomas ne pouvait avancer que lentement. Des carreaux venaient l’éclabousser. Juste devant lui, un homme fut atteint à la gorge. Le poids de sa cotte de mailles l’entraîna et il ne resta plus de lui qu’un petit tourbillon sanglant. Les plats-bords des bateaux étaient criblés de flèches. Le cadavre d’un Français, affalé sur le bord d’un navire, était secoué chaque fois qu’une flèche l’atteignait. Du sang s’écoulait d’un dalot.
— Tuez-les, tuez-les, marmonnait un homme près de Thomas.
C’était l’un des sergents du comte de Warwick. Voyant qu’il ne parvenait pas à arrêter l’assaut, il avait décidé de s’y joindre. Il tenait un cimeterre, mi-épée, mi-hachoir de boucher.
Le vent ramena la fumée des maisons en flammes vers la rivière, emplissant l’air de brindilles de paille enflammées. Quelques-unes de ces brindilles s’étaient logées dans les voiles ferlées de deux bateaux, qui avaient pris feu. Leurs défenseurs s’étaient regroupés sur la rive. D’autres faisaient retraite devant les premiers soldats anglais et gallois qui, couverts de boue, étaient montés sur la berge entre les bateaux. Dans l’air, au-dessus des têtes, les flèches sifflaient. Les cloches de l’île sonnaient toujours. De la tour de la barbacane, un Français donna l’ordre d’aller attaquer les Gallois et les Anglais qui pataugeaient et glissaient dans la boue.
Thomas continua d’avancer. L’eau atteignit sa poitrine puis se mit à redescendre. Il progressait avec peine dans la boue de la rivière en ignorant les carreaux qui s’enfonçaient dans l’eau autour de lui. Un arbalétrier se dressa derrière un plat-bord et visa Thomas en pleine poitrine, mais au même moment il fut frappé par deux flèches et tomba à la renverse. Thomas avança plus vite, il remontait. Puis, brusquement, il se trouva hors de la rivière. Il pataugea dans la boue glissante jusqu’à la proue surplombante du navire le plus proche, où il put s’abriter. Il voyait que le combat se poursuivait à la barricade et que la rivière grouillait d’archers et de hobelars. Couverts de boue, ils commençaient à se hisser sur les bateaux. À part leurs arbalètes, les défenseurs ne disposaient que de peu d’armes, tandis que la plupart des archers avaient des épées et des haches. Le combat étant déséquilibré, le massacre fut bref. Puis, la masse des assaillants, sans chef et en désordre, quitta les ponts couverts de sang des bateaux et entra dans l’île.
L’homme d’armes du comte de Warwick marchait devant Thomas. Il escalada la berge herbeuse et fut immédiatement atteint au visage par un carreau qui le projeta en arrière, le casque éclaboussé d’une fine brume de sang. Le trait l’avait atteint à la racine du nez, le tuant sur le coup et lui laissant sur le visage une expression contrariée. Son cimeterre tomba dans la boue aux pieds de Thomas qui mit son arc à l’épaule et ramassa l’arme. Elle était étonnamment lourde. C’était un simple outil à tuer avec un bord destiné à trancher grâce au poids de la large lame, un bon instrument pour la mêlée. Un jour, Will Skeat avait raconté à Thomas qu’il avait vu décapiter un cheval écossais d’un seul coup de cimeterre. La seule vue de cette terrible lame suffisait à remplir de terreur.
Sur le bateau, les hobelars achevaient les défenseurs. Après quoi, ils poussèrent un cri dans leur étrange langage et sautèrent sur la rive. Thomas les ayant suivis, il se trouva parmi des assaillants pris de folie qui couraient en ordre dispersé vers une rangée de hautes et riches maisons défendues par ceux qui s’étaient échappés des bateaux et par des habitants de Caen. Les arbalétriers eurent le temps de lancer une volée de carreaux mais ils étaient nerveux et ratèrent pour la plupart leurs cibles. Ensuite, les assaillants se jetèrent sur eux comme des chiens sur un cerf blessé.
Thomas brandissait son cimeterre à deux mains. Un arbalétrier tenta de se protéger avec son arme mais la lourde lame trancha le bois comme si c’était de l’ivoire et s’enfonça dans le cou du Français. Lorsqu’il retira la lourde épée et frappa l’arbalétrier d’un coup de pied entre les jambes, un flot de sang jaillit, passant au-dessus de sa tête. Un Gallois enfonçait sa lance dans les côtes d’un Français. Thomas trébucha sur le corps de celui qu’il avait tué, reprit son équilibre et lança le cri de guerre des Anglais « Saint Georges ! » Il abattit à nouveau sa lame, tranchant l’avant-bras d’un homme qui brandissait une massue. Il se trouvait assez près pour sentir l’haleine de l’homme et l’odeur de ses vêtements. Un Français faisait tournoyer une épée, un autre frappait un Gallois avec une masse d’armes cloutée. C’était un combat de taverne, une bataille de rue. Thomas criait comme un démon. Que Dieu les damne tous ! Aspergé de sang, il se frayait un chemin à coups de pied et de poing dans cette rue où l’air semblait anormalement épais, moite, tiède et avait l’odeur du sang. La masse cloutée passa à un doigt de sa tête et alla frapper le mur. Thomas frappa de bas en haut avec son cimeterre qui s’enfonça dans l’aine de l’homme.
Celui-ci poussa un cri et Thomas donna un coup de pied dans sa lame pour l’enfoncer un peu plus.
Charogne ! dit-il en donnant un autre coup de pied dans la lame.
Un Gallois frappa l’homme de sa lance. Deux autres sautèrent par-dessus le corps et, leurs longs cheveux et leurs barbes pleins de sang, ils se précipitèrent la lance en avant vers le second rang de défenseurs.
Il y avait vingt ennemis, voire plus, dans la rue alors que Thomas et ses compagnons étaient moins d’une douzaine, mais les Français étaient nerveux et les assaillants confiants. Si bien qu’avec lance, épée et cimeterre ils fondaient sur leurs adversaires en les frappant, les transperçant, les tranchant, les injuriant, et les tuant dans une tornade de haine. De plus en plus d’Anglais et de Gallois montaient de la rivière. Ce qu’ils faisaient entendre était à la fois un hurlement d’enthousiasme, un appel au sang et un cri de mépris pour leur ennemi. C’étaient des chiens de guerre échappés de leur chenil. Ils étaient en train de s’emparer de cette grande ville alors que les seigneurs de l’armée avaient cru qu’elle arrêterait l’avance anglaise pendant un mois.
Dans la rue, les défenseurs lâchèrent pied et se sauvèrent. Thomas abattit un homme par-derrière. Lorsqu’il retira sa lame, elle fit un bruit de métal grattant l’os. Les hobelars enfoncèrent une porte à coups de pied en déclarant que la maison leur appartenait. Des archers, dans la livrée vert et blanc du prince de Galles, envahirent la rue au pas de course, suivant Thomas dans un long et joli jardin où il y avait des poiriers parmi des carrés de plantes aromatiques bien délimités. Thomas fut frappé par l’incongruité de cet endroit si beau alors que le ciel était rempli de fumée et que retentissaient d’horribles cris. Le jardin avait une bordure de roquettes, de giroflées et de pivoines, et des sièges étaient disposés sous une treille. On aurait dit un petit morceau de paradis. Mais les archers piétinèrent les plantes, abattirent la vigne et coururent sur les fleurs.
Un groupe de Français tenta de chasser les envahisseurs du jardin. Ils s’approchèrent par l’est, venant d’une masse d’hommes qui attendaient derrière la barbacane. Les trois hommes d’armes qui les conduisaient portaient des surcots azur garnis d’étoiles or. D’un saut, ils firent franchir les palissades basses à leurs chevaux et crièrent en levant leurs longues épées prêtes à frapper.
Les flèches s’enfoncèrent dans la chair des chevaux. Thomas avait toujours son arc à l’épaule, mais certains archers du prince avaient des flèches à leurs arcs. Plutôt que les cavaliers, ils visèrent les chevaux qui hennirent, reculèrent et tombèrent. Les archers se précipitèrent avec des haches et des épées sur leurs cavaliers à terre. Thomas se dirigea vers la droite pour faire face aux Français à pied qui semblaient être surtout des gens de la ville armés de n’importe quoi : petite hache, crochet, vieille épée à deux mains. Avec son cimeterre, il fendit un manteau de cuir, repoussa l’homme du pied pour libérer la lame et agita son arme pour en égoutter le sang, puis frappa à nouveau. Les Français hésitèrent, virent d’autres archers entrer dans la rue et s’enfuirent vers la barbacane.
Les archers frappaient les cavaliers désarçonnés. L’un d’eux se mit à crier quand les lames s’enfoncèrent dans son bras et son buste. Les surcots azur et or étaient imprégnés de sang. C’est alors que Thomas s’aperçut que ce n’étaient pas des étoiles sur champ d’azur, mais des faucons. Des faucons aux ailes déployées et aux serres ouvertes. Les hommes de messire d’Evecque ! Peut-être messire d’Evecque lui-même ? Mais quand il regarda les visages grimaçants et ensanglantés, Thomas vit que les trois morts étaient des jeunes gens. En tout cas, messire Guillaume se trouvait à Caen et la lance était peut-être toute proche. Il franchit la palissade et s’engagea dans une autre rue. Derrière lui, dans la maison dont s’étaient emparés les hobelars, une femme se mit à crier. La première, avant beaucoup d’autres. Les cloches des églises se turent peu à peu.
Edouard III, roi d’Angleterre par la grâce de Dieu, conduisait près de douze mille combattants et à présent un cinquième d’entre eux se trouvaient sur l’île et d’autres allaient arriver. Personne ne les y avait conduits. Le seul ordre reçu avait été celui de faire retraite. Mais ils avaient désobéi et ainsi s’étaient emparés de Caen, bien que les ennemis tinssent encore la barbacane d’où ils tiraient des traits d’arbalète.
Thomas déboucha dans la rue principale, où il rejoignit un groupe d’archers qui arrosaient de flèches la tour crénelée. Couverte par eux, une foule hurlante de Gallois et d’Anglais submergea les Français qui se blottissaient sous la porte de la barbacane, puis chargea les défenseurs de la barricade. Ceux-ci, se voyant attaqués des deux côtés, comprirent que leur sort était scellé. Ils jetèrent leurs armes et crièrent qu’ils se rendaient, mais les archers n’étaient pas d’humeur à faire quartier. Ils poussèrent leur cri de guerre et partirent à l’assaut. Les Français furent jetés dans la rivière, puis des groupes d’hommes démantelèrent la barricade en jetant les meubles et les chariots par-dessus le parapet.
Les Français qui attendaient derrière la barbacane se dispersèrent dans l’île afin, pensa Thomas, d’aller secourir leurs femmes et leurs filles. Ils étaient poursuivis par les archers, pleins de désir de vengeance, qui avaient attendu de l’autre côté du pont. Une foule d’hommes passa devant Thomas pour se rendre au cœur de l’île Saint-Jean où les hurlements étaient incessants. Partout on criait au butin. La barbacane était toujours tenue par les Français, mais ils ne se servaient plus de leurs arbalètes par crainte des arcs anglais. Personne n’essaya de prendre la tour. Seul un petit groupe d’archers se tenait au milieu du pont et regardait les bannières qui pendaient aux créneaux.
Thomas s’apprêtait à se diriger vers le centre de l’île quand il entendit un bruit de sabots sonnant sur les pavés. En se retournant, il aperçut une douzaine de chevaliers français qui avaient dû rester dissimulés derrière la barbacane. Ces hommes sortaient d’une porte et, visière baissée et lance prête, ils éperonnaient leurs chevaux en direction du pont. Manifestement, ils voulaient charger, traverser la vieille ville et atteindre le château où ils seraient plus en sécurité. Thomas s’avança de quelques pas vers les Français, puis se ravisa. Personne n’avait envie d’affronter douze chevaliers armés de pied en cap. Mais il distingua le surcot azur et or et vit les faucons sur l’écu d’un chevalier. Il saisit son arc, prit une flèche dans son sac et tendit l’arc au moment où les Français poussaient leurs montures sur le pont. Il cria : « Evecque ! Evecque ! » Il voulait que messire Guillaume, si c’était lui, voie celui qui allait le tuer. Effectivement, l’homme en bleu et jaune se tourna à demi sur sa selle, mais Thomas ne put apercevoir son visage à cause de la visière. Il tira. À l’instant où il lâchait la corde, il s’aperçut que la flèche était gauchie. Elle partit trop bas et toucha la jambe gauche au lieu du creux des reins qu’il avait visé. Il sortit une seconde flèche alors que les chevaliers étaient déjà sur le pont. Les sabots des chevaux faisaient jaillir des étincelles sur les pavés et les cavaliers de tête abaissaient leurs lances pour écarter une poignée d’archers. Ensuite, ils partirent au galop par les rues de la ville en direction du château. La flèche à empenne blanche était toujours fichée dans la cuisse du chevalier, où elle était profondément enfoncée. Thomas en envoya une autre qui se perdit dans la fumée tandis que les Français disparaissaient dans les rues étroites de la vieille cité.
Le château n’avait pas succombé, mais la ville et l’île appartenaient aux Anglais. Cependant elles n’appartenaient pas au roi parce que les grands seigneurs – les comtes et les barons – ne s’étaient emparés ni de l’une ni de l’autre. Elles appartenaient aux archers et aux hobelars qui entreprenaient de piller les richesses de Caen.
À l’exception de Paris, l’île Saint-Jean était l’agglomération la plus jolie, la plus opulente et la plus élégante de la France du Nord. Ses maisons étaient magnifiques, ses jardins parfumés, ses rues larges, ses églises riches et ses habitants, comme il se doit, bien éduqués. Dans ce lieu agréable fit irruption une horde d’hommes couverts de boue et de sang qui trouvèrent plus de richesses qu’ils n’en avaient rêvé. Ce que les hellequins avaient fait à d’innombrables villages bretons se produisait cette fois dans une grande ville. Le temps du meurtre, du viol et de la cruauté gratuite était venu. Tout Français était un ennemi et chaque ennemi était taillé en pièces. Les chefs de la garnison de la ville, de grands seigneurs de France, étaient à l’abri en haut de la tour de la barbacane. Ils y restèrent jusqu’à ce qu’ils reconnaissent des seigneurs anglais à qui ils puissent se rendre en toute sûreté. D’autres seigneurs et chevaliers, en petit nombre, avaient réussi à prendre les envahisseurs de vitesse et à s’enfuir par le pont sud de l’île, mais au moins une douzaine d’hommes titrés, dont la rançon aurait pu enrichir cent archers, furent hachés menu et réduits à un mélange de chair déchiquetée et de sang. Des chevaliers et des hommes d’armes, qui auraient pu verser cent ou deux cents livres en échange de leur libération, furent tués par des flèches ou à coups de masse dans la rage folle qui s’était emparée de l’armée. Quant aux plus humbles, les habitants armés de pièces de bois, de pioches ou de simples couteaux, ils furent massacrés. Caen, la ville du Conquérant, qui s’était enrichie en pillant l’Angleterre, fut détruite ce jour-là et sa richesse restituée aux Anglais.
Et pas seulement sa richesse, ses femmes aussi. Être femme à Caen en cette journée, c’était avoir un avant-goût de l’enfer. Il y avait peu de feux car les hommes voulaient piller les maisons, mais il y avait profusion de démons. Des hommes suppliaient qu’on respecte l’honneur de leurs femmes et de leurs filles et ils étaient forcés de voir comment cet honneur était piétiné. De nombreuses femmes se cachèrent, mais elles furent assez vite découvertes par ces hommes habitués à trouver les cachettes dans les greniers ou sous les escaliers. Les femmes furent entraînées dans la rue, dénudées et exposées comme des trophées. La femme d’un marchand, monstrueusement grosse, fut attelée toute nue à une petite charrette et fouettée tandis qu’elle montait et redescendait la rue principale de l’île. Au moins une heure durant, les archers la firent courir, certains d’entre eux riant aux larmes à la vue de ses énormes bourrelets de graisse. Quand ils se furent lassés du spectacle, ils la jetèrent dans la rivière où elle s’accroupit en pleurant et en réclamant ses enfants, jusqu’à ce qu’un archer, qui essayait une arbalète sur deux cygnes, lui envoie un carreau dans la gorge. Des hommes chargés de vaisselle en argent traversaient le pont en chancelant, d’autres cherchaient toujours des richesses et trouvaient de la bière, du cidre ou du vin, et les excès empirèrent. Un prêtre fut pendu à l’enseigne d’une taverne après avoir tenté d’arrêter un viol. De rares hommes d’armes essayèrent d’endiguer l’horreur mais ils durent céder au nombre et furent ramenés au pont. L’église Saint-Jean, dont on disait qu’elle possédait les phalanges de saint Jean, un sabot du cheval que montait saint Paul sur le chemin de Damas et l’un des paniers qui avaient contenu les pains et les poissons du miracle, fut transformée en lupanar. Les femmes qui s’y étaient réfugiées furent vendues à des soldats hilares. Des hommes paradaient dans des vêtements de soie et de dentelle et jouaient aux dés les femmes dont ils avaient volé les atours.
Thomas ne prit aucune part à cela. Ce qui se produisait ne pouvait être arrêté, ni par un homme, ni même par cent. Il aurait fallu une autre armée pour empêcher les viols, mais Thomas savait que finalement ce serait la stupeur de l’ivresse qui y mettrait un terme. Il préféra chercher la demeure de son ennemi, allant de rue en rue, jusqu’à ce qu’il trouve un Français en train de mourir. Il lui donna à boire avant de lui demander où habitait messire Guillaume d’Evecque. L’homme roula des yeux, ouvrit la bouche pour respirer et parvint à dire que la maison se trouvait dans la partie sud de l’île.
— Vous ne pouvez pas la manquer, elle est en pierre, tout en pierre, et il y a trois faucons sculptés au-dessus de la porte.
Thomas partit vers le sud. Des groupes d’hommes d’armes du comte de Warwick venaient en force afin de rétablir l’ordre, mais ils étaient encore aux prises avec les archers du côté du pont. La partie sud de l’île n’avait pas autant souffert que le quartier voisin du pont. Thomas aperçut la maison de pierre par-dessus les toits de quelques boutiques pillées. Les autres constructions étaient à colombage avec des toits de chaume, mais la demeure de messire d’Evecque était presque une forteresse. Ses murs étaient en pierre, son toit en tuile et ses fenêtres étroites. Cependant, des archers avaient réussi à y pénétrer car on entendait des cris à l’intérieur. Thomas traversa une petite place où un grand chêne s’élevait au milieu des pavés, monta les marches de l’entrée et franchit la porte surmontée des trois faucons. La violente colère que lui donna la vue de ces armoiries l’étonna lui-même. C’est la vengeance pour Hookton, se dit-il.
Après avoir traversé l’entrée, il trouva un groupe d’archers et de hobelars en train de se quereller au milieu des marmites de la cuisine. Deux serviteurs étaient étendus morts près de l’âtre dans lequel des bûches continuaient à se consumer. L’un des archers avertit Thomas qu’ils étaient entrés les premiers dans la maison et que son contenu leur appartenait, mais avant de pouvoir répondre Thomas entendit un cri à l’étage au-dessus. Tournant les talons, il escalada le grand escalier en bois. Au premier étage, il y avait deux portes. Il en ouvrit une et vit un archer aux couleurs du prince de Galles en lutte avec une jeune fille. L’homme avait à moitié arraché sa robe bleu pâle, mais elle se défendait comme une diablesse en lui griffant le visage et en lui donnant des coups de pied dans les tibias. Juste au moment où Thomas entrait dans la pièce, l’homme parvint à lui assener un grand coup de poing sur la tête. La fille ouvrit la bouche et tomba à la renverse dans la grande cheminée vide. Alors l’archer se retourna vers Thomas et lui dit brutalement :
— Elle est à moi, va chercher une autre fille.
Thomas regarda la jeune fille. Elle était fine, avec des cheveux blonds. Elle pleurait. Il se souvint de la douleur de Jeannette après que le duc l’eut violée et ne put supporter l’idée de voir infliger une telle souffrance à une autre fille, pas même à une fille de la maison de messire d’Evecque.
— Je pense que tu lui as fait assez de mal comme cela, dit-il.
Il fit le signe de croix en pensant aux péchés qu’il avait lui-même commis en Bretagne.
— Laisse-la partir, ajouta-t-il.
L’archer, un homme portant la barbe, plus âgé que Thomas d’environ dix ans, tira son épée. C’était une vieille arme, à lame large et robuste, que l’homme brandissait avec assurance.
— Écoute, mon gars, dit-il, je veux te voir franchir cette porte et, si tu ne le fais pas, je vais étendre tes boyaux d’un mur à l’autre.
Thomas leva le cimeterre.
— J’ai fait serment à saint Guinefort de protéger toutes les femmes.
— Pauvre andouille.
L’homme bondit vers Thomas et donna un coup d’épée. Thomas fit un pas en arrière et para le coup. En se heurtant, les deux lames sonnèrent et firent jaillir des étincelles. Le barbu se reprit vite et frappa à nouveau. Thomas fit un pas de côté et détourna l’épée avec son cimeterre. La fille les regardait en ouvrant tout grands ses yeux bleus. Thomas balança sa large lame, manqua son adversaire et faillit se faire transpercer par son épée, mais il s’écarta juste à temps et lui donna un coup de pied dans le genou. L’homme poussa un gémissement de douleur, après quoi, en un grand geste de fauchage, Thomas asséna le cimeterre sur le cou de l’archer. Le sang jaillit dans la chambre, et l’homme, sans un cri, s’effondra sur le sol. Le cimeterre lui avait presque complètement coupé la tête. Tandis que Thomas s’agenouillait auprès de sa victime, le sang continuait à jaillir par pulsation de la blessure béante.
— Si quelqu’un vous pose la question, dit-il en français à la jeune fille, c’est votre père qui a fait ça avant de s’enfuir.
Il avait eu trop d’ennuis après avoir tué un écuyer en Bretagne pour souhaiter y ajouter la mort d’un archer. Il prit quatre petites pièces dans la bourse du mort et sourit à la jeune fille qui restait étonnamment calme alors qu’elle avait devant les yeux un homme presque décapité.
— Je ne vais pas vous faire de mal, lui dit Thomas, je vous le promets.
Elle l’observait depuis la cheminée.
— C’est vrai ?
— Pas aujourd’hui, dit-il avec gentillesse.
Elle se releva, secouant la tête pour chasser son étourdissement, puis ramena à son cou sa robe déchirée et essaya d’en rapprocher les bords avec les fils.
— Vous n’allez peut-être pas me faire de mal, dit-elle, mais d’autres le feront.
— Pas si vous restez avec moi, dit Thomas. Tenez…
Il prit le grand arc noir à son épaule et le lui jeta.
— Prenez ça. Ainsi tout le monde saura que vous êtes la femme d’un archer. Personne ne vous touchera.
Le poids de l’arc lui fit froncer les sourcils.
— Personne ne me touchera ?
— Pas si vous le portez, lui promit Thomas. Est-ce votre maison ?
— Je travaille ici, dit-elle.
— Pour messire d’Evecque ?
Elle acquiesça.
— Est-il ici ?
— Je ne sais pas où il est.
Thomas se dit que son ennemi se trouvait au château où il essayait d’extraire la flèche de sa cuisse.
— Est-ce qu’il avait une lance ? demanda-t-il, une grande lance noire avec une pointe en argent ?
Elle fit « non » d’un mouvement rapide de la tête. Thomas fronça les sourcils. Il voyait que la jeune fille tremblait de tout son corps. Elle s’était montrée brave mais peut-être le sang qui s’écoulait de la tête de l’homme la mettait-il mal à l’aise. Il remarqua aussi que, malgré la contusion sur son visage et ses cheveux en désordre, elle était jolie. Elle avait un long visage auquel ses grands yeux donnaient un air sérieux.
— Avez-vous de la famille ici ? demanda Thomas.
— Ma mère est morte. Je n’ai personne, à part messire Guillaume.
— Et il vous a laissée seule ici ? demanda Thomas sur un ton de mépris.
— Non ! protesta-t-elle. Il pensait qu’on serait à l’abri dans la ville, mais ensuite, quand votre armée est venue, les hommes ont décidé de défendre plutôt l’île. Ils ont abandonné la ville ! Parce que toutes les bonnes maisons sont ici.
Elle paraissait indignée.
— Que faites-vous pour messire Guillaume ?
— Le nettoyage, et puis je trais les vaches de l’autre côté de la rivière.
Elle tressaillit en entendant des hommes pousser des cris de colère sur la place.
Thomas lui sourit.
— Tout va bien, personne ne vous fera du mal. Tenez bien l’arc. Si quelqu’un vous regarde, dites : « I am an archer’s woman. » Il le lui répéta lentement, puis lui fit redire la phrase plusieurs fois.
— C’est bien ! Quel est votre nom ?
— Eléonore.
Il doutait que cela serve à quelque chose de fouiller la maison, pourtant il le fit mais la lance de saint Georges n’était cachée dans aucune des pièces. Il n’y avait ni meubles, ni tapisseries, rien qui ait de la valeur, à l’exception des broches, des marmites et des plats de la cuisine. Tout ce qui était précieux, lui dit Eléonore, avait été envoyé au château une semaine auparavant. Thomas regarda la vaisselle brisée sur les carreaux de la cuisine.
— Depuis combien de temps travaillez-vous pour lui ?
— Depuis toujours, dit Eléonore en ajoutant timidement : j’ai quinze ans.
— Et vous n’avez jamais vu une grande lance qu’il a rapportée d’Angleterre ?
— Non, dit-elle en ouvrant de grands yeux.
Mais quelque chose dans son expression fit penser à Thomas qu’elle mentait. Cependant il ne la brusqua pas. Il l’interrogerait plus tard, lorsqu’elle aurait appris à lui faire confiance.
— Vous feriez mieux de rester avec moi, dit-il à Eléonore, ainsi on ne vous fera pas de mal. Je vous emmènerai à notre campement et quand notre armée partira vous pourrez revenir ici.
Ce qu’il pensait vraiment, c’est qu’elle pourrait rester avec lui et devenir véritablement la femme d’un archer, mais cela, comme la lance, pouvait bien attendre un jour ou deux.
Elle acquiesça, acceptant son sort avec équanimité. Elle avait dû prier pour que le viol qui mettait à la toiture la ville de Caen lui soit épargné, et Thomas avait répondu à sa prière. Il lui donna son sac de flèches afin qu’elle ait encore plus l’air d’une femme d’archer.
— Il va nous falloir traverser la ville, dit-il à Eléonore, restez près de moi.
Il descendit les marches de la maison. La petite place était encombrée d’hommes d’armes à cheval portant comme armoiries l’ours et le bâton. Ils avaient été envoyés par le comte de Warwick pour mettre un terme au carnage et au pillage. Ils jetèrent un regard dur à Thomas mais celui-ci leva les mains pour montrer qu’il n’emportait rien. Ensuite il se faufila parmi les chevaux. Il avait fait une dizaine de pas lorsqu’il se rendit compte qu’Eléonore n’était plus avec lui. Terrifiée par la vue de ces cavaliers en cotte de mailles, leur visage sombre bardé de fer, elle avait hésité sur le seuil de la maison.
Thomas ouvrit la bouche pour l’appeler mais juste à ce moment un homme d’armes poussa son cheval vers lui depuis la frondaison du chêne. Thomas leva les yeux et le plat d’une épée vint le frapper sur le côté de la tête. Il fut précipité en avant sur les pavés, une oreille en sang. Le cimeterre lui échappa puis le cheval lui marcha sur le front et la vue de Thomas fut éblouie d’éclairs.
L’homme descendit de cheval puis appliqua son pied sur la tête de Thomas. Celui-ci sentit la douleur, entendit que les autres hommes d’armes protestaient, puis il ne sentit plus rien en recevant un deuxième coup de pied. Mais juste avant de perdre conscience, il reconnut son agresseur.
Malgré son accord avec le comte, sir Simon Jekyll voulait se venger.